La brebis galeuse
Le sus domesticus ou cochon domestiqué, a longtemps fait la fierté de nos agriculteurs et de nos chefs. Au sein de chaque ferme, grognant à qui mieux mieux et heureux, Sus fouillait la terre à la recherche des pommes de terre et des fruits non vendus qui le transformeraient en une viande marbrée et savoureuse. Lorsque le dernier jour avait sonné pour Sus, quelque part en novembre, on lui faisait boire, dans certaines fermes, une généreuse lampée de genièvre afin qu’il échappe quelque peu à la réalité. Bref, on le saoulait. On lui assenait ensuite un bon coup de marteau sur la tête, le rendant inconscient, suite à quoi on l’égorgeait. Une forme clémente d’euthanasie en quelque sorte. Sus pesait alors quelque deux cents kilos.
Après l’abattage, le cochon était suspendu une nuit entière à une échelle dans l’air froid de l’hiver pour qu’il se raidisse, et puis, avec l’aide de tout le hameau, l’animal était débité en rôtis, côtelettes, saucisses et autres préparations plus délicieuses les unes que les autres. De la tête à la queue, rien ne se perdait. Il y avait beaucoup de graisse, mais la femme du fermier avait besoin de cette graisse pour la cuisson et pour l’étaler sur les tartines des ouvriers de la ferme. Après l’abattage et la transformation, la fête de l’abattage battait son plein, les voisins pouvaient emmener une portion, et les enfants des paysans portaient un paquet de côtelettes à monsieur le curé.
Des cochons automatisés
Aujourd’hui, c’est de l’histoire ancienne. Les cochons ne peuvent plus être gras car le consommateur ne veut plus de graisse. Par ailleurs, la plupart des abattoirs sont automatisés et les machines ne peuvent traiter des cochons surdimensionnés. Aujourd’hui, le poids d’abattage est généralement inférieur à cent kilos. La découpe est largement automatisée, et donc il faut des porcs standards. En outre, sous la pression du secteur de la vente au détail, qui veut fournir au consommateur une viande toujours moins chère, le producteur est obligé de déménager dans des bauges plus grandes, avec plus de porcs qui doivent grandir plus vite. Ils sont nourris d’une farine qui contient tout ce dont ils ont besoin pour fournir des kilos de protéines le plus rapidement possible. Le rendement est le leitmotiv, la qualité n’est plus un argument.
Mais les chefs ont réagi. Parce que la qualité gustative de ces porcs élevés en masse s’était à ce point dégradée, que rares étaient encore les restaurants qui proposaient de la viande de porc au menu. Sus devint la brebis galeuse de la gastronomie.
L’influence de l’Espagne
Jusqu’à ce que l’Espagne se métamorphose en un éden culinaire. Parce qu’Andoni Aduriz, Ferran Adrià, Arzak, Dani Garcia… eux, ont remis l’animal couineur sous les feux de la rampe. Mais pas le porc ordinaire, les chefs espagnols travaillent principalement avec des produits de leur terroir, et ils nous ont fait découvrir le porc ibérique. Pour être complet, l’Ibérico de bellota, un porc primitif, non apparenté à nos sus, en tout cas plus depuis des milliers d’années. Ni au sanglier. Le véritable Ibérico de bellota vit dans la ‘dehesa’, des forêts où poussent les chênes-lièges, et c’est là qu’ils trouvent leur bonheur, constitué principalement de glands.
Chaque année, les gardes forestiers estiment la récolte de glands prévue et, déterminent en fonction de celle-ci, le nombre de porcs à relâcher. Uniquement des truies stérilisées, et ce afin d’éviter les croisements avec des porcs sauvages.
Ces animaux livrent une chair divine, bien sûr aussi les jambons mondialement connus et malheureusement hors de prix, mais également une viande fraîche de qualité gastronomique. Découpée différemment selon la coutume espagnole. La technique d’emballage sous vide a permis le transport et le stockage et nous avons ainsi été initiés au secreto, pluma, presa et solomillo.
Et le cochon réapparut sur les tables belges.
Et à présent : nos propres cochons d’abord
Le succès espagnol a incité certains producteurs de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne à expérimenter consciencieusement avec des viandes de porc alternatives. Pour l’instant, ils ne sont pas nombreux, mais nous sommes déjà heureux qu’ils soient là. Nous revenons à des races robustes à croissance lente, qui reçoivent une alimentation honnête, jusqu’à des marcs de brasserie et de l’huile d’olive. Le Brasvar, le Mangalica, le Duroc d’Olives, le Porc Qualité Ardennes, le Livar (Porc d’abbaye limbourgeois) ou, juste au-delà de la frontière, le Porc du Pays de Bentheimer qui atteint jusqu’à 350 kilos.
Ils reviennent sous les projecteurs, et sur la table des grands restaurants. Chez un grossiste horeca à Beringen, nous avons trouvé de la viande provenant de vieilles races locales anglaises, traditionnellement élevées dans de grandes prairies équipées de petits abris pour deux ou trois porcs.
En revanche, trop peu d’attention est accordée au porc wallon, le ‘Porc Fleuri’. Notre porc de Piétrain national, qui autrefois faisait l’unanimité en termes de qualité, présentait néanmoins un inconvénient : il était très sensible au stress, ce qui nuit à la qualité de la viande, raison pour laquelle de moins en moins d’agriculteurs en assurèrent l’élevage. Cependant, grâce à des recherches menées à l’Université de Liège, ils ont réussi, par un processus de sélection, à rendre ces porcs insensibles au stress. Et voici donc le Porc Fleuri, qui grandit plus lentement, est nourrit différemment et bénéficie d’un élevage sur paille.
D’autres plats sur table
De nouveaux plats à base de porc ont fait leur apparition : le pulled pork, les spare ribs ou les ‘costillas de cerdo al horno’ comme on les sert chez les grands chefs en Espagne. Un ‘tomahawk’ de côtes de porc ou de lard gras laqué. D’autres parties du porc ont également attiré l’attention, par exemple les joues ou le lard de poitrine, qui sont aujourd’hui plus chers que le filet de porc. Ces parties moins connues du porc sont également idéales pour être combinées à, par exemple, des fruits de mer, ce qui est très courant en Espagne et au Portugal.
La bonne viande de porc est à la base de nombreuses préparations de la cuisine orientale, une cuisine qui, depuis quelques années, a le vent en poupe. Parfois dans des préparations très laborieuses. Quant à Peter Goossens, il ne jure que par les joues de porc braisées à la bière. Bref : si vous voulez vous différencier aujourd’hui, faites en sorte de proposer une savoureuse préparation de porc sur votre menu. Et ensuite, racontez l’histoire, car votre client apprécie de savoir d’où vient le porc qu’il s’apprête à déguster.