Moins d’alcool, plus de goût, d’émotion et de sens : dans tout le pays, bartenders et mixologues repensent leur métier. Entre créativité, durabilité et recherche de l’expérience client, la scène cocktail belge vit une (r)évolution douce. Tour d’horizon avec six artisans de la mixologie.

De Bruxelles à Anvers, en passant par Namur ou Liège, depuis plus de 10 ans, les bars belges entrent dans une ère nouvelle. Les tendances du cocktail ne se mesurent plus uniquement à la complexité d’un shaker ou à la rareté d’un spiritueux : elles prennent racine dans une conscience collective. Moins sucrés, moins alcoolisés, plus durables et surtout plus personnels, les cocktails deviennent le reflet d’une époque en quête de sens.

Le mocktail, star (très) montante

La Flandre joue un rôle de pionnière dans cette mutation. À Anvers, ­Daniel ­Krispin, bartender du prestigieux ­Botanic ­Sanctuary, résume l’esprit du moment : « La mixologie et la cuisine fusionnent. On travaille avec des produits de saison, on lutte contre le gaspillage et on réfléchit à notre empreinte carbone. » Daniel s’inscrit dans une nouvelle génération de bartenders qui militent pour une consommation plus raisonnée. Il fabrique même ses propres bases fermentées, notamment son kombucha maison ou encore des ajouts naturels comme le Nona « Ces ingrédients donnent du relief et un effet ‘waouh’ sans l’excès. »

Ce souci de santé et de goût s’incarne dans l’essor fulgurant des mocktails. « Ils ne sont plus réservés aux femmes enceintes ou aux conducteurs. Ils sont devenus désirables en eux-mêmes. » Une évolution portée par la prise de conscience des effets négatifs de l’alcool, mais aussi par un besoin de se sentir bien en sortant. « Les gens veulent faire attention à ce qu’ils boivent, mais sans renoncer à l’expérience
du bar. »

Entre minimalisme, immersion et storytelling

Bruxelles, riche d’une clientèle cosmopolite, fait émerger des concepts innovants. Yen Pham, fondateur du Yichan et ambassadeur du Brussels Bar Show, insiste sur l’importance du détail : « La tendance actuelle est au minimalisme chic : glaçons parfaitement taillés, verres élégants, liquides limpides, décorations discrètes. » Un dépouillement esthétique qui n’empêche pas la créativité : au contraire, elle l’exige.

Mais pour Yen, le sans-alcool n’est pas une finalité : « C’est en partie une réponse à des effets de mode, comme le Dry January, mais la consommation diminue vraiment. Ce n’est plus juste une alternative. » Il compose des cocktails ‘low’ et, comme ses collègues, il réfléchit à des substituts aux agrumes importés : « C’est compliqué d’être 100 % local. On essaye de réduire le jus de citron et de le remplacer par des assemblages citriques maison. »

Lui aussi s’inscrit dans une démarche immersive, via son speakeasy Dragon Brussels, une extension cachée de son restaurant : « Avec ou sans alcool, on travaille autour des émotions ou des parfums, comme un menu de dégustation olfactif. L’idée est de faire voyager les gens, pas juste de les rafraîchir. »

Même quête sensorielle chez Alpha, mixologue autodidacte. Pour lui, la mixologie est une forme d’expression personnelle. Passionné et passionnant, il transmet son enthousiasme à la fois dans le restaurant ucclois Bagheera mais aussi lors d’événements corporate « Créer un cocktail, c’est comme composer un plat. Il faut un équilibre, un point d’ancrage. Il faut le savoir-faire et ensuite, tout devient possible. » Sa spécialité ? Plus de 1200 cocktails signature créés à ce jour, dont sa première création, son fameux « Alpha Fabulous », à base de chartreuse verte, vodka, citron, concombre et menthe. « Ce cocktail fait un tabac en été ! C’est comme une balade végétale, entre fraîcheur et puissance. Pour d’autres créations, j’aime aussi créer un twist avec les bitters qui lubrifient et aromatisent parfaitement. »

Même si le classique Basil smash a toujours du succès chez Bagheera, Alpha observe aussi un phénomène nouveau : le ‘sans alcool’ attire des consommateurs à la recherche de bien-être, portés par une prise de conscience post-Covid. « Les gens veulent prendre soin d’eux. Il y a une croissance incroyable du kombucha, du matcha, du maca… On est dans une vraie dynamique healthy. » Alpha l’observe aussi dans les habitudes de ses voisins du Bois de la Cambre : « Tous les soirs, je vois des groupes de runners qui s’arrêtent pour déguster un kombucha. ». Même si depuis dix ans, la scène de la mixologie est en pleine évolution, il déplore encore un manque d’éducation à la culture cocktail dans notre capitale : « Le cocktail vient de l’univers anglo-saxon, américain plus exactement. En Belgique, on aime surtout la bière et le vin, mais pas encore autant les cocktails. Il faut continuer à innover, former, investir, communiquer. » À ses yeux, des villes comme Anvers ou Furnes montrent la voie, grâce à une culture cocktail bien ancrée. « Les néerlandophones ont un vrai sens du détail. A Anvers, les mixologues sont des créateurs inspirants. » Et il ajoute « Selon moi, le meilleur business model pour un bar, c’est celui avec maximum 30 places qui permet la connexion humaine avec ses clients. »

Cocktails à taille humaine, saveurs maison

Plus au sud, la Wallonie n’est pas en reste. À Namur, avec Guillaume Gersdorff, Beza dirige ‘Rue de Demain’, un fast-food gastronomique au concept original. Son mot d’ordre : simplicité et goût. « On fait nos préparations à l’avance pour faciliter le travail des équipes. Nous utilisons nos infusions et nos sirops maison avec des ingrédients naturels. Les fiches techniques sont à disposition de nos étudiants. Ce n’est pas compliqué de faire des infusions maison, mais ça change tout. » Ici aussi, les cocktails sans alcool prennent leur place : « Les clients adorent. Le Pornstar Martini, qu’il soit alcoolisé ou non, est toujours un best-seller. ».

Elle souligne également l’importance de la flexibilité : « Parfois, je crée un cocktail sur un coup de tête, en fonction de ce que j’ai derrière le bar. C’est aussi ça, l’artisanat. »

Chez Botanical by Alphonse, autre adresse namuroise incontournable créée par Charlie et Valentin, Thomas évoque un système de carte original, basé sur des nuances de couleurs et de sensations : « Notre carte change tous les deux mois maximum. On ne garde jamais les mêmes recettes. L’objectif, c’est d’attiser la curiosité, de casser la routine. » Le rapport au client est central : « On adapte nos créations à ses envies. Certains cherchent du réconfort avec un classique, d’autres veulent être surpris. »

L’élégance d’un cocktail signature

Enfin, au cœur de Bruxelles, Marc ­Larraga, du Chairman, mise sur l’artisanat raffiné : « Les gens veulent de l’authenticité. On travaille avec des ingrédients locaux, des infusions maison, des textures nouvelles. Et surtout, on cherche à raconter une histoire. » Il évoque une évolution générationnelle : « Les jeunes boivent différemment. Ils veulent du goût, de l’élégance, mais sans excès. ». Il évoque aussi la diversité de bars en fonction des quartiers et des consommateurs : « Dans les quartiers comme Saint-Gilles ou le centre-ville, on sent une clientèle plus internationale, souvent en recherche d’expériences originales, presque théâtrales. Les bars y sont parfois très conceptuels. Tandis que dans des zones comme Ixelles ou le Châtelain, il y a une tendance plus chic, où les cocktails classiques revisités rencontrent toujours un grand succès. C’est aussi une question d’ambiance, de rythme de vie du quartier, et du type de clientèle qui le fréquente ».

Son cocktail signature, le Chairman’s Martini, revisite le Porn Star avec brio : vodka, purée de poire et fruit de la passion, sirop de caramel fumé. « C’est rond, fruité, texturé. Ça marque les esprits. »

Pour Marc aussi, les bars cachés ne sont plus un simple effet de mode : « C’est devenu un vrai choix d’expérience. On ne vient pas juste consommer, on vient vivre un moment un peu hors du temps. »

Une scène en ébullition

Ce qui réunit tous ces professionnels, c’est une conviction : le cocktail ne se limite plus à une boisson. Il devient une expérience globale, pensée pour éveiller les sens et nourrir les esprits. La mixologie belge, en pleine effervescence, assume son identité multiple : locale, audacieuse, sobrement chic. Ici, la créativité n’est plus un luxe mais une nécessité.

Et si demain, le cocktail idéal n’était plus celui qui enivre, mais celui qui nous élève ?

[ Muriel Lombaerts ]