Marie Trignon, 6e cheffe étoilée de Belgique et entrepreneure multi-talents, nous raconte son chemin de vie aussi surprenant que passionnant. Après des études en traduction et une première vie à Londres dans l’enseignement et la décoration d’intérieur, elle décide de se former à la cuisine à l’âge de 38 ans. L’idée est de reprendre le restaurant familial dans lequel elle a grandi : ‘La Roseraie’ à Modave. Depuis lors, il s’en est passé de belles choses. Rencontre avec une cheffe talentueuse à la personnalité attachante.
Marie, je voudrais revenir sur votre formation en cuisine à Londres dans l’école ‘Tante Marie’. C’était un virage professionnel inattendu…
Je suis arrivée sereine le premier jour car je me suis dit : ça passe ou ça casse ! Le but, c’était de voir si la cuisine me plaisait suffisamment pour en faire mon métier et reprendre ‘La Roseraie’. Le rythme était intense, il fallait absorber toute la matière, collaborer avec les autres élèves. Il y avait un focus sur la pâtisserie car les Anglais adorent les douceurs avec le thé. Je me suis complètement révélée dans la pâtisserie, moi qui n’avais jamais fait un gâteau de ma vie. Les étudiants venaient de partout dans le monde. On se voyait en dehors des cours et on échangeait sur nos cultures.
A quel moment cuisiner est-il devenu une passion ? Est-ce que vous vous souvenez du déclic ?
Quand je rentrais de la formation, je cuisinais encore le soir. Je n’ai jamais trouvé le temps long et j’étais fière de rentrer à la maison avec mes préparations. C’était fluide pour moi et je ne me suis pas posé de questions. Mais il y avait évidemment encore beaucoup de progrès à faire. Mon père goûtait mes pâtisseries quand je rentrais en Belgique et il n’était pas très convaincu (rires). Aujourd’hui, il me dit que le résultat est totalement différent. Je me suis énormément investie dans cette formation mais je n’ai pourtant pas gagné le premier prix. Je l’ai très mal vécu. Je ne dis pas que la cuisine est une compétition, mais c’est un métier qui donne toujours envie de se surpasser et c’est dans mon tempérament.
En rentrant à ‘La Roseraie’, vous découvrez la collaboration en cuisine avec votre père qui reste à vos côtés aux fourneaux, comment ça s’est passé ?
C’était complexe. En arrivant, j’avais fait des stages dans des endroits incroyables et j’avais envie de tout changer dans l’établissement. Comme j’ai grandi ici, je n’avais pas un regard objectif sur notre restaurant. C’était également trop tôt pour que mon père me laisse la main. Je l’aidais mais je n’avais pas l’impression de pouvoir apporter quelque chose. C’était une forme de frustration des 2 côtés. Alors, on s’écrivait. C’était notre manière de fonctionner pour ne pas embarrasser l’équipe. Après le service, je mettais mon ressenti sur sa planche et lui aussi me répondait. Je suis repartie quelque temps à nouveau au ‘the Dorchester’ parfaire mon apprentissage. Et en revenant, cette fois, j’ai réalisé à quel point mon père cuisinait extrêmement bien avec des bases classiques solides. J’ai réalisé que vouloir tout changer n’avait pas de sens. Petit à petit, j’ai refait les mises en bouche puis j’ai proposé des menus. Aujourd’hui, nous avons une vraie belle complicité en cuisine. Si je dois définir ma cuisine, c’est la cuisine de mon père et ses bases classiques que j’ai fait évoluer. Et je continuerai toujours sur ces mêmes bases.
Votre époux est anglais, il a fallu le convaincre de quitter l’Angleterre pour Modave avec vos 2 filles. Quand vous avez annoncé votre volonté de reprendre ‘La Roseraie’, comment a-t-il réagi ?
Il était surpris (rires). J’avais une vie très confortable en Angleterre. Il a fallu un peu de temps pour qu’il digère la nouvelle car il avait une belle situation professionnelle là-bas. Il m’a toujours soutenue et c’est d’ailleurs lui qui avait repéré l’annonce dans le journal concernant le concours pour découvrir les cuisines du ‘The Dorchester’. Une fois que nous nous sommes installés à Modave, il a fait des allers-retours à Londres en semaine pendant 3 ans. Depuis l’étoile, il est davantage impliqué dans le restaurant pour m’épauler, il s’implique entre autres dans les aspects financiers.
2024 : l’année de la consécration pour vous. Le guide Michelin décerne une étoile à ‘La Roseraie’. Racontez-nous ce moment incroyable…
Ça tombait un lundi et nous étions en vacances. On a reçu un coup de fil de ‘METRO’ pour nous inviter le soir. On s’est demandé si le fait d’être invité au gala avait une signification. Mais on ne savait rien. J’en ai encore les larmes aux yeux quand j’y repense. Il faudrait pouvoir revivre des événements comme ça. Au moment où on nous a appelés sur scène, nous étions tous un peu sonnés. Aucun de nous n’a prononcé un mot les heures qui ont suivi. Mon père m’a dit plus tard que le lendemain matin, quand il s’est réveillé, il n’en revenait pas !
Vous êtes arrivée à ‘La Roseraie’ avec vos parents quand vous aviez 3 ans. Qu’est-ce que ça vous fait d’être dans ce lieu où chaque recoin est un souvenir ? Est-ce qu’il vous reconnecte à l’enfant que vous étiez ?
Ça me reconnecte avec mes filles, car elles vivent aujourd’hui ce que je vivais à l’époque. J’ai commencé à aider en salle très jeune et elles aussi commencent à venir aider quelques heures le week-end, l’une en cuisine et l’autre en salle. Ça nous connecte toutes les 3 de partager le stress du service, l’attention de tous les instants, l’importance de l’accueil des clients. Je pense que la restauration est un excellent apprentissage pour développer de belles valeurs. C’est une forme d’apprentissage qu’on ne nous enseigne pas à l’école classique.
Le livre ‘Les recettes de la Roseraie’ a clôturé 2024 en beauté. Qu’est-ce que ce bouquin signifie pour vous ?
Lors d’une interview récente de mon papa et moi, on lui a demandé ce que ça lui faisait que je reprenne l’établissement. Il a répondu qu’il était très heureux mais qu’il avait parfois un peu de mal avec le fait qu’on cuisine différemment par rapport à son époque. Eh bien, je pense que ce livre rassemble ces deux différences et les mêle harmonieusement. Ce bouquin représente parfaitement l’identité de ‘La Roseraie’ dans son entièreté. Passé et présent.
Comment avez-vous envie de faire évoluer ‘La Roseraie’ dans le futur ?
Garder cette stabilité. Cocooner les clients et les chérir, j’ai envie de développer un spa près des Shelters. Faire un jardin d’aromates aussi. Les parents de mon mari avaient une nurserie d’aromates en Angleterre. Il allait chercher du basilic à la machette dans sa jeunesse. Donc on a envie de développer ça ici.
Il y a encore tellement peu de femmes en cuisine. Pourquoi selon vous ? Qu’est-ce qui pourrait pousser plus de femmes à s’engager dans le métier de cheffe ?
Les femmes sont là, elles sont dans les écoles de formation, elles sont dans les cuisines. Mais la différence selon moi, c’est qu’on ne les pousse pas à devenir cheffe d’entreprise et donc, elles sont moins visibilisées. J’ai eu énormément de demandes d’événements suite au concours ‘Lady chef of the Year’ (dans lequel Marie a remporté le prix du public en 2023) qui est une très belle initiative pour visibiliser les cheffes. Et puis, avec Manon Schenck ou Arabelle Meirlaen, nous sommes copines, on se soutient. Il y a une vraie sororité entre cheffes et ça, c’est important.
Vous pouvez acheter le bouquin ‘Les Recettes de la Roseraie’ sur le site internet de ‘La Roseraie’ ou au restaurant.
[ Ann Vandenplas – photos : ©Jean-Pierre Gabriel ]