Werner Loens revient sur ses 37 années chez Michelin Benelux

En 2024, notre pays compte un nombre record de 141 étoiles ­Michelin. Le Bruxellois Werner Loens, aujourd’hui âgé de 62 ans, a été associé au guide Michelin pendant non moins de 37 ans, d’abord comme inspecteur pendant 20 ans, puis comme inspecteur en chef/directeur général pour le Benelux pendant 17 ans. Maintenant qu’il a fait ses adieux, il peut parler… Portrait.

« En fait, je suis arrivé là par hasard », explique-t-il. À l’âge de 8-9 ans, je savais déjà que je voulais devenir chef. Le premier plat que j’ai préparé était… un goulash. Par l’intermédiaire de mon père, j’ai commencé, dès l’âge de 11 ans, à donner un coup de main dans un restaurant de quartier à Woluwé, où j’ai appris à faire des frites et de la mousse au chocolat. Ensuite, je me suis inscrit au PIVA à Anvers. Mon rêve ultime était de cuisiner à bord d’un voilier, une opportunité que j’ai saisie pendant mon service militaire dans la marine, où, pendant 5 ans, j’ai été le seul chef pour 20 à 25 membres d’équipage changeant chaque mois à bord du voilier Zenobe Gramme. Ensuite, j’ai travaillé comme assistant manager auprès de l’ancien Beefeater pub & grill aux étangs Mellaerts à Bruxelles ».

Comment s’est opéré le passage à Michelin ?

« Ma belle-sœur avait vu une annonce de Michelin. Je ne cherchais pas de travail à l’époque, mais je me suis dit : pourquoi ne pas essayer ? … À ce moment, 450 candidats briguaient deux postes, et tous ont été reçus pour un entretien à l’ancien siège de Michelin à Leeuw-Saint-Pierre ; aujourd’hui, le siège de Michelin se trouve à Zellik. Chaque candidat a pris part à quatre entretiens et passé plusieurs tests, une procédure qui a duré plus de six mois. C’était encore l’époque où la grande direction française débarquait dans notre pays pour vérifier quelles étaient les nouvelles recrues. Je ne parvenais pas à y croire lorsque j’ai appris que je faisais partie des 20 derniers retenus. Au cours de ma carrière, j’ai participé à 67 guides et visité tous les établissements étoilés du Benelux, à l’exception de ma dernière année, où j’ai surtout travaillé à l’étranger pour Michelin.

Quel regard portez-vous sur vos débuts ?

« Au début, Michelin ne travaillait qu’avec des pictogrammes, et ce n’est que vers l’an 2000 que de petits textes sont venus les compléter. Chaque restaurant ‘recevait’ à l’époque 175 caractères de texte. Notre travail était et est toujours de juger et non d’écrire. Nous ne sommes pas des journalistes. Le guide Michelin ne se compare pas non plus à un Gault&Millau, qui met surtout l’accent sur les textes promotionnels pour attirer le public dans le restaurant. Nous insistons davantage sur la sélection de l’offre de restaurants dans un pays ».

En 2024, le guide est disponible presque exclusivement en version numérique, même dans notre pays.

« Il existe encore des guides imprimés en France, en Allemagne, en Italie et en Espagne, mais je prévois qu’à l’avenir, tout sera exclusivement numérique. Toutefois, il existe encore des versions imprimées à la demande de certaines destinations. Ainsi, deux nouvelles villes chinoises et une autre de l’État du Texas seront ajoutées cette année. L’objectif est de présenter chaque année environ huit nouvelles destinations.

La disparition du guide imprimé est certes regrettable, mais l’impression coûte de l’argent, le processus de production dure facilement trois mois, les erreurs éventuelles dans un guide imprimé ne peuvent pas être éliminées, la mise en place de canaux de vente est souvent un défi logistique, etc. De plus, le papier n’est pas durable (il faut abattre des arbres pour sa production) et le guide n’est valable qu’un an. Aujourd’hui, nous évaluons 17.500 restaurants par an et dans le monde entier, et grâce au numérique, il est possible d’apporter des adaptations en cours d’année ».

Dans quel délai un avis est-il mis en ligne ?

« Un restaurant peut être sélectionné tous les deux mois dans le cadre des ‘Rentrées du Trimestre’. Nous en faisons ensuite un article en ligne et, une fois par an, nous offrons une tribune aux restaurants et décernons des bibs gourmands et des étoiles au cours d’une cérémonie à laquelle participent près de 800 invités. Pour la Belgique, c’est en principe au début du mois de mars ; pour les Pays-Bas, c’est en général au mois d’octobre ».

Comment viviez-vous le fait de devoir en permanence travailler dans un anonymat presque secret ?

« L’anonymat est notre force. J’ai toujours réservé sous un pseudonyme, ce qui m’a permis de travailler dans l’anonymat et d’être traité comme tout le monde. De plus, l’avis n’est jamais rendu par une seule personne. Chaque restaurant est visité par 4 à 5 inspecteurs avant qu’une décision importante soit prise. C’est la différence entre Michelin et l’opinion d’un journaliste/critique. En outre, chaque inspecteur change de région ou de province au bout d’un an, de sorte que le restaurateur ne reverra pas l’inspecteur de sitôt (et ne risque pas de le reconnaître). Un échange international intervient également entre les inspecteurs pour évaluer les restaurants candidats à 2 et 3 étoiles. Moi-même, je n’ai jamais subi la moindre pression non plus, et parmi les directeurs en Europe, je me considère également comme le dernier des Mohicans qui n’était plus aussi inconnu en fin de carrière, sur mon territoire au Benelux ».

Combien y a-t-il en réalité d’inspecteurs sur le terrain en Belgique ?

« C’est la seule question à laquelle nous ne répondons jamais », sourit-il. « Sachez que chaque inspecteur doit réaliser 280 repas par an, et qu’il y a 17.500 établissements à évaluer dans le monde, auxquels il faut ajouter près d’un tiers d’établissements à prospecter. On arrive vite à 24 à 25.000 établissements par an, à diviser par 280. Mais rassurez-vous : il y a plus d’inspecteurs en activité que le résultat que vous obtenez en effectuant ce calcul… »

Au fait, comment devient-on inspecteur ?

« Généralement, les candidats inspecteurs/inspectrices sont issus du monde de la restauration et ont suivi une formation en école hôtelière. Leur âge se situe entre 35 et 45 ans ; il s’agit donc d’une deuxième carrière. Il/elle doit avoir une bonne maîtrise d’au moins trois langues, à savoir les langues nationales et l’anglais, ce qui est une exigence absolue.

Plusieurs entretiens sont ensuite prévus, ainsi qu’un repas au restaurant avec un inspecteur expérimenté. Le candidat doit ensuite rédiger un rapport à ce sujet.

Après avoir été embauché, il est formé pendant plusieurs mois par plusieurs collègues très expérimentés avant d’être lâché seul sur le terrain ».

Michelin n’est-il pas devenu plus ouvert et plus accessible au fil des ans, probablement sous la pression des réseaux sociaux et des critiques de toutes sortes ?

« Pendant longtemps, nous avons été perçus comme un mouton noir dans notre secteur mais cette perception n’est pas tout à fait exacte. Auparavant, nous pouvions encore recevoir des chefs au siège de Michelin – ce qui n’est plus possible aujourd’hui – pour discuter de leur dossier et/ou leur demander des informations complémentaires. Les réseaux sociaux n’existaient pas non plus à l’époque. Du reste : la critique de notre sélection est super importante, la concurrence l’est tout autant et nous rend meilleurs ».

Quelle est votre position à l’égard des avis de toutes sortes sur les réseaux sociaux ?

« Pour nous, c’est une très bonne chose, en ce sens que, les arbres cachent souvent la forêt. C’est également la raison pour laquelle, contrairement à d’autres guides, nous sélectionnons peut-être moins d’établissements, mais uniquement les meilleurs. Il en va de même pour la sélection d’hôtels que nous avons aussi lancée sur la plateforme numérique depuis 2023, en décernant aussi une distinction pour les meilleurs hôtels par l’attribution d’une, deux ou trois clés. »

Comment ces chefs ont-ils évolué au cours de ces années ?

« La cuisine a de toute façon évolué, tout comme la façon de former nos chefs. La motivation des jeunes n’est plus la même non plus qu’il y a 30 ans. Du reste, la restauration est également un secteur qui a toujours dû surmonter de nombreux obstacles, et c’est encore le cas aujourd’hui.

On remarque également que de plus en plus de restaurants se lancent et que de plus en plus de concepts se développent. En ce qui me concerne, le nombre de restaurants peut continuer d’augmenter. Les gens passent moins de temps qu’avant à concocter des petits plats dans leur cuisine et les clients des restaurants sont de plus en plus jeunes.

Pour ce qui est de l’avenir, la haute gastronomie peut rester chère. Le luxe et la qualité ont un prix, et les gens auront bien toujours quelque chose à fêter. Mais je pense que le segment intermédiaire va connaître des difficultés. Comment ces établissements peuvent-ils rester attractifs pour le consommateur ? Je pense aussi qu’ils auront de plus en plus de mal à trouver du personnel ».

Que nous réserve l’avenir ?

« Désormais, je peux aller au restaurant comme un client ordinaire sans avoir à penser spécifiquement à tous les détails, mais juger sera toujours une passion et restera dans mon ADN… ».

[ Danny Verheyden ]