Il y a des années déjà, j’avais été épatée par la bonne musique que diffusait Maarten Bouckaert dans son restaurant Castor. Très ‘to the point’ et, en réalité, parfaitement adaptée au menu. Il m’avait dit que sa playlist avait été compilée par Greet Van ‘t veld, programmatrice sur la radio Klara de la VRT (la station de musique classique). Il y a quelque temps, lorsque le nom de Greet a de nouveau été cité à propos de la très bonne musique que j’avais remarquée au Bar Bulot, j’ai voulu en savoir plus.
Greet Van ‘t veld : « Lorsque quelqu’un ouvre un restaurant, il en a une vision claire et y met sa personnalité. C’est de là que je pars. Dans le cas de Maarten et Stefanie, cela m’est apparu évident d’emblée ; dans d’autres cas, il a fallu tâtonner un peu plus. Je viens toujours sur place car je veux savoir où se trouve le restaurant – au bord d’un étang, dans une forêt, le long d’une route très fréquentée, en centre-ville… – l’ambiance est intime ou il s’agit au contraire d’un grand espace, qu’en est-il de la décoration intérieure, quelle est la tenue de rigueur, comment se déplace-t-on dans la salle ? Bref : quelle est l’atmosphère qui y règne ? Avec ces informations, je peux déjà me mettre au travail. Ensuite, je discute avec eux : veulent-ils une atmosphère feutrée ou au contraire l’agitation d’une brasserie ? Je leur demande toujours ce qu’ils n’aiment pas, ce qui est souvent plus facile comme point de départ. Certains aiment la bossa nova en été, d’autres la détestent ; certains aiment le piano, d’autres veulent l’atmosphère des films de Quentin Tarantino. J’en tiens compte lors de l’élaboration des playlists. J’ai adoré ma dernière playlist, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Pas les bandes originales des films, non, une musique qui convient à l’atmosphère des films. C’était un défi, mais c’est précisément ce qui me plaît ! Chaque playlist est un travail sur mesure, unique pour chaque restaurant.
« Souvent, la musique est prise trop peu au sérieux dans les restaurants, alors qu’elle en est un élément essentiel. Beaucoup d’établissements se limitent à une ambiance ‘lounge’, une solution de facilité. Mais il ne faut pas vouloir tout faire soi-même ! Tout comme vous engagez un professionnel pour la décoration intérieure ou l’installation d’une cuisine, vous pouvez également faire appel à un spécialiste pour la musique. Créer une playlist semble facile, mais c’est un véritable métier. La musique doit prolonger l’atmosphère et les plats. Et… elle doit être accueillante. Vous n’avez pas conscience de la musique qui passe, mais elle participe à votre expérience ! Sans en avoir conscience, nous sommes sensibles aux impressions. Par nos yeux, nos oreilles. La musique interpelle immédiatement. Vous pouvez détourner le regard d’une image, mais si la musique n’est pas bonne, si elle est trop forte ou qu’elle brille par son absence, qu’elle vous bouscule ou, au contraire, vous apaise, vous n’en êtes pas vraiment conscient, mais elle est bien là.
« La beauté et le raffinement sont importants pour moi. Je veux rendre le monde un peu plus beau grâce à la musique. Les jeunes chefs apprennent tout ce qu’il y a à savoir sur le ‘raffinement’ au cours de leur formation, mais le thème de l’’expérience vécue’ n’est pas enseigné dans les écoles hôtelières. Surtout en ce qui concerne la musique. »
Pas d’effets de choc
Greet : « La playlist commence dès l’ouverture du restaurant et se poursuit jusqu’au départ du dernier convive. Que voulez-vous entendre lorsque vous poussez la porte ? Le reste vient ensuite presque naturellement. Il y a des playlists d’après-midi et de soirée et je tiens compte de la saison. Et ça marche ! Ne sous-estimez pas le pouvoir de la musique. La musique adéquate peut enrichir toute l’expérience culinaire !
« Je compose les playlists d’un seul jet. La musique est un ‘flux’ qui évolue à mesure que la soirée ou l’après-midi avance. J’alterne les voix et les instruments, ce qui donne une ‘couleur’. En été, plus de guitares et de musique latino, en hiver, je privilégie des voix chaudes et des sons plus profonds. Toujours sans oublier des passages gais, le tout ne peut être triste. L’ambiance est également déterminée par la tonalité : mineure ou majeure. Ou par le tempo et le rythme : endiablée ou calme… tout doit être harmonieux.
« Mes outils sont mon (énorme) mémoire auditive et mon feeling. Je travaille par association. Je commence par du slow jazz – contrebasse, piano, batterie – le morceau suivant contiendra aussi du piano, prolongeant la tonalité. (elle rit) C’est très technique, mais pour faire simple : après un tempo rapide vient un retour au calme. Il doit y avoir de la variété, mais pas d’effets chocs. Le but n’est pas que tout le monde lève les yeux de son assiette lorsqu’un nouveau morceau commence. En fait, c’est comme un plat mariant des notes acide, sucrée, salée et umami avec une pointe de croquant.
« J’élabore généralement 5 à 6 playlists, qui peuvent être diffusées en alternance. Sur demande, j’ajoute également des ‘specials’, par exemple pour une fête ou pour Noël et le Nouvel-An. Beaucoup des morceaux sont inconnus. Il ne peut s’agir d’un hit-parade. Il ne faut pas oublier que les convives vont et viennent, mais le personnel doit entendre cette playlist tous les jours !
« Une fois que j’ai réuni 20 morceaux, je diffuse la playlist tout en vaquant à mes activités dans la maison. Parfois, j’entends soudain un morceau qui me dérange et je le retire immédiatement de la liste. Une fois que les playlists sont prêtes, le restaurant reçoit un fichier Excel avec l’ordre, le numéro, l’album dont il est tiré et le temps de lecture. (rit) Je leur donne la recette, à eux de se mettre aux fourneaux. »
Les chants grégoriens dans les toilettes
Greet : « En 2014, j’ai composé le premier coffret CD ‘Klara serveert’ pour radio Klara. Ensuite, Joachim Boudens m’a demandé de créer une playlist pour le nouvel Hertog Jan à Zedelgem. Il fallait une ambiance ‘zen’. Je travaille encore avec lui aujourd’hui, aussi pour les deux établissements de Bar Bulot à Bruges et Anvers. Là-bas, j’ai créé de nombreuses playlists de chanson française. Au Hertog Jan d’Anvers, les toilettes se trouvent au sous-sol, sous les voûtes ; vous y entendrez des chants grégoriens. Du XIIIème au XVème siècles, ça marche vraiment ! La fraîcheur et la sérénité, le contraste lorsque vous sortez de la salle ‘chaude’. Ces choix s’adressent aux audacieux, mais, moi, j’adore les leur soumettre.
« Je rêve de créer une playlist composée uniquement de musique classique. Pas de classique pur et dur ; parfois, ce genre donne une impression trop rigide et froide. Mais beaucoup de morceaux classiques s’adaptent parfaitement dans le contexte qui s’y prête. Je trouve tellement dommage de ne plus entendre de musique classique nulle part. Même pas dans les lieux historiques… Pourtant, ce serait une bouffée d’air frais. La musique classique s’étend du Moyen-Âge à nos jours, c’est tout bonnement énorme ! On pense tout de suite aux grands orchestres symphoniques, mais il faut compter aussi avec les trios baroques de Telemann ! Il existe tant d’œuvres intimistes, légères et très raffinées. Un restaurant ultramoderne à la musique baroque, c’est tout à fait possible, selon moi. Il faut qu’il y ait des audacieux prêts à franchir le pas. »
[ Tine Bral – photos : © Peter Ghysen, Kaat Pype ]