Imaginez un paysage inondé de soleil aux centaines de nuances de vert sous un ciel d’un bleu éclatant. Dans la plaine, des prairies et des vignobles à perte de vue, sur les flancs des montagnes entourant des forêts denses entre lesquelles se dressent de gros rochers. L’agriculteur Christophe Racle arrache au hasard quelques herbes et plantes dans la prairie et me les montre : « Regardez », dit-il, « c’est ce que mes Montbéliardes mangent tout au long de l’année. Et c’est avec leur lait que l’on produit le Comté. » L’histoire de ce fromage honnête et délicieux en quatre étapes.

La prairie

Nous nous trouvons dans le ‘Massif du Jura’, la vieille chaine de montagne qui forme la frontière entre la France et la Suisse et qui s’étend de Besançon au nord à Bourg-en-Bresse au sud. La prairie sur laquelle nous nous trouvons n’a pas de clôture, il s’agit en fait d’un pâturage que l’on fauche deux fois par an et qui sert de fourrage permettant aux animaux de passer l’hiver. Dans l’herbe touffue, je découvre un grand nombre de plantes et de fleurs différentes. Christophe Racle : « Une étude a montré que sur un mètre carré poussent et fleurissent environ 110 espèces de plantes. C’est à cette variété et à cette richesse que le Comté doit sa saveur. »

Plus près de la ferme, nous faisons la connaissance des Montbéliardes. De grands animaux calmes dont la fourrure est parsemée de taches brunes et blanches et qui nous regardent avec curiosité. Lorsqu’il s’avère que nous ne sommes ni comestibles, ni dangereux, leur intérêt disparait aussitôt. Nous les suivons du pré jusqu’à l’étable. Sans se presser, elles cherchent leur place dans l’étable ouverte et passent leur grosse tête par la barrière. Elles savent qu’elles seront bientôt traites, mais à présent d’abord le casse-croute !

Le lait

L’exploitation de Christophe Racle est l’une des 2.500 entreprises où la même routine ancestrale est respectée chaque jour, année après année. Traite des vaches deux fois par jour et transport chaque jour – de dimanche à dimanche – des 20 litres de lait que produit chaque vache vers la ‘Fruitière’, lisez la fromagerie. A l’instar de ses collègues, Christophe Racle a quelque 50 bêtes. Peu, direz-vous peut-être, mais ici on pense en termes de qualité et non de quantité. Chaque Montbéliarde doit d’ailleurs disposer d’au moins un hectare de pâturage. ‘Doit’, en effet, car c’est ainsi que le stipule le cahier des charges du Comté.

Christophe : « Il y a trente ans, le gouvernement a encouragé les jeunes à choisir un avenir dans l’agriculture. Mon épouse Isabelle et moi avons relevé le défi. Et c’est sous la houlette du couple plus âgé qui travaillait déjà sur cette exploitation que nous avons appris le métier. On ne peut jamais laisser les vaches seules, il faut les traire tous les jours et, dès lors, gérer une ferme à deux familles est très intéressant. Cela nous permet de partir en vacances. »

Si la patience est une belle vertu, c’en est une que les Montbéliardes n’ont malheureusement pas. Lorsqu’elles doivent être traites, elles … ont vraiment besoin d’être traites. Dans un petit bâtiment jouxtant l’étable se trouve, pensons-nous, le robot de traite. ‘Robot !’ me fait aussitôt remarquer la fille, Milène, dont c’est le métier de traire. Milène : « En Comté, on n’utilise pas de robot de traite, mais une machine à traire. Et je ne joue pas sur les mots. Un robot de traite pulvérise une bonne quantité de désinfectant sur le pis de la vache, tuant ainsi toutes les bactéries. Les mauvaises, oui, mais aussi les bonnes dont nous avons besoin pour notre Comté. Nous nettoyons soigneusement le pis à la main, nous vérifions que tout va bien et nous plaçons ensuite les pistons de la machine sur le pis. »

Lorsque Milène succèdera à son père, elle héritera de la responsabilité de la production laitière de la ferme, mais aussi de toute la production comtoise de la Fruitière à laquelle sa ferme fournit du lait. Pour comprendre, il faut remonter au XIIe siècle. Il faut environ 400 litres de lait pour fabriquer une meule de Comté.

La plupart des fermiers n’ayant que quelques bêtes et donc loin d’avoir assez de lait pour une telle meule, décidèrent de se regrouper en une sorte de coopérative et d’organiser la production ensemble. Ils ont cherché un petit bâtiment, ont engagé un fromager et ont livré leur lait à cet endroit. Au départ, le fromager ne recevait pas de salaire mais un pourcentage du chiffre d’affaires. En cas de problème, il n’était pas payé.

Les Montbéliardes sont clairement satisfaites, libérées qu’elles sont de leurs 20 litres de lait. Grignoter encore un peu de foin dans l’étable, passer ensuite au ‘cow wash’ – une brosse tournante grâce à laquelle elles se font masser – puis retourner au pâturage, où elles mangeront à nouveau beaucoup d’herbe. ‘Life is not that bad’ pour une Montbéliarde !

La fruitière

Il est temps de passer à l’étape suivante ! Le lait est versé dans le camion qui passe tous les jours, et celui-ci n’a pas besoin d’aller bien loin pour faire son déchargement. A vol d’oiseau, la Fruitière des Coteaux de Seille est à peine à 12 km. Moins de 25 km de la ferme, comme le prévoit le cahier des charges du Comté. Nous suivons le camion sur des routes sinueuses, tantôt à travers des champs et des prairies, tantôt à travers des forêts situées plus en hauteur. On a l’impression qu’il n’y a pas grand monde dans le Jura.

Anthony Paget, le fromager, nous attend et nous fait entrer dans une petite pièce où il nous est demandé de revêtir des blouses blanches, des couvre-chaussures et des charlottes. Charlottes ? Ce sont les bonnets que l’on met sur nos cheveux. « Vous êtes bien à l’heure », nous dit Anthony. « Encore quelques minutes et le miracle se produira dans la première cuve. D’un côté de la pièce on aperçoit trois impressionnantes cuves en cuivre. L’une est vide, les deux autres sont remplies de lait qui est chauffé et brassé en permanence.

Anthony : « Lorsque le lait atteint une température de 30°C, la présure – dérivée de l’estomac des veaux – fait son travail. Des flocons se forment, c’est le caillé. » De temps en temps, il passe sa main dans le lait, et en retire à chaque fois quelques flocons qui grossissent. Lorsque les flocons sont suffisamment gros, les lames de brassage sont remplacées par des lames de coupe verticales. ­Anthony : « Cela permet d’éviter que le caillé ne s’agglomère. »

Le lait est ensuite chauffé à 56°C, ce qui transforme les flocons laineux en petits granulés fermes. Ce mélange est pompé à travers un système de tuyaux jusqu’à une machine de pressage. Les granulés sont placés dans des moules en plastique dont les parois sont percées de trous microscopiques. Une presse extrait toute l’humidité et il reste une masse de fromage à pâte molle : le tout jeune Comté !

Les premiers jours de son existence, le jeune Comté les passe sur des planches de chêne dans les entrepôts frais de la Fruitière où on le retourne chaque jour avec amour. Dans ces entrepôts, 40.000 meules de Comté mûrissent à leur rythme. « Ici on prend du temps pour faire de bonnes choses » dit Anthony. Et qui sommes-nous pour le contredire ?

L’affinage

Au bout d’un mois, les roues de Comté rejoignent ‘les cathédrales du Comté’ pour l’étape suivante : l’affinage. Nous jetons un coup d’œil dans les Fromageries Vagne à Poligny, capitale du Comté. Au cours de la première étape, les meules sont empilées dans de longues chambres froides où elles mûrissent dans des conditions de température et d’humidité strictement contrôlées. Le retournement quotidien est ici assuré par des robots qui lavent également la croûte à chaque retournement.

Après quatre mois et une dernière inspection – humaine – les jeunes Comtés ont suffisamment mûri pour être vendus en tant que ‘jeunes Comtés’. Une partie d’entre eux est effectivement vendue, les autres rejoignent une autre ‘cathédrale’ où ils tiendront compagnie à leurs frères aînés – ou plutôt leurs sœurs ?- qui s’affinent tranquillement et attendent dans un silence sacré le moment où ils atteindront l’âge de 16 mois et donc le statut de ‘vieux Comté’. La cathédrale du fromage des Fromageries Vagne est un bâtiment relativement récent. De magnifiques étagères en chêne mises au rebut – certaines ont 50 ans – ont été utilisées pour le plafond. D’autres fromageries sont situées dans des bâtiments originaux, comme le Fort des Rousses, une ancienne forteresse militaire. Toutes ont leur charme et leurs conditions de stockage qui font de chaque meule de Comté le résultat de son emplacement spécifique, de la période de l’année, du savoir-faire du fromager et des caves où le fromage s’affine et – surtout – du lait de ces dames Montbéliardes.

[ Tine Bral – photos : ©Marc-Pieter Devos ]