Formé par l’une des plus grandes références mondiales de la pasta traditionnelle, Guillaume Gersdorff est aujourd’hui le seul sfoglino professionnel du Benelux. À Namur, dans son atelier ‘Tailleur de pâtes’, il enseigne l’art de la pâte au rouleau et défend l’artisanat face à l’industrialisation. Dans son restaurant ‘La rue de Demain’, il rêve d’une gastronomie plus responsable et respectueuse des traditions. Rencontre avec un passionné qui taille les pâtes comme d’autres taillent des costumes : sur mesure.
Un destin tracé à la fourchette et au rouleau
Pour Guillaume Gersdorff, la vocation n’est pas née d’un déclic soudain. Elle s’est imposée comme une évidence, dès l’enfance : « J’ai commencé l’Horeca parce que je suis tombé dedans quand j’étais petit, comme Obélix dans la potion magique », sourit-il. A l’époque, son père, restaurateur à l’Essentiel à Temploux, l’a plongé dès l’âge de deux ans dans le quotidien d’un établissement de bouche. Très vite, le jeune Guillaume se passionne pour le métier, au point de demander à intégrer une école hôtelière. Ses parents l’envoient en Flandre, à Koksijde, pour renforcer la rigueur et la maîtrise des langues. « J’étais un sale gamin avant, plaisante-t-il. Ils m’ont mis à l’internat, c’était bien. C’est bien rigoureux en Flandre. »
Cette première formation marque le début d’un long périple. Il sillonne ensuite les cuisines du monde pendant près de neuf ans : Barcelone, Paris, New York, le Brésil… Autant de destinations où il affine son goût, son exigence, son art. À son retour, il ouvre un premier restaurant à Thorembais, puis il crée à Namur un lieu unique : La rue de Demain, un concept mêlant restauration, production artisanale et transmission.
Le choix des pâtes, une évidence universelle
Au cœur de cette aventure, un ingrédient principal : la pâte fraîche, déclinée sous toutes ses formes, de l’entrée au dessert. Pourquoi ce choix ? « Déjà, c’est un peu le plat universel. À qui ça ne plaît pas, les pâtes ? » interroge-t-il, presque rhétorique. Mais la pâte selon Gersdorff n’a rien à voir avec les productions banales. « Une tagliatelle al ragù, ça a l’air simple, mais pour faire de vraies bonnes tagliatelle al ragù, c’est très compliqué. Il y a beaucoup de technique derrière. »
Une technique qu’il a poussée à son paroxysme à Bologne, au cœur de la Vecchia Scuola Bolognese, l’unique école au monde à former des sfoglini, ces maîtres-artisans de la pâte au rouleau. Il y a été formé par Alessandra Spisni, figure culinaire emblématique de l’Émilie-Romagne. « Pendant le Covid, j’ai eu la chance de pouvoir intégrer ce cours professionnel, parce qu’un Australien ne pouvait plus venir. J’ai dû d’abord suivre des cours amateurs avec la fille d’Alessandra. Pendant ce temps-là, elle m’observait pour ensuite décider si elle m’acceptait comme son élève. »
La suite ressemble à un roman : trois mois et demi, six jours sur sept, formé à l’ancienne, à la main, à la fourchette et au rouleau de 1m10, sans machine. « Elle ne prend que trois élèves par an. Actuellement, je suis le seul diplômé de son école dans tout le Benelux. »
Un savoir-faire artisanal, rare et précieux
Dans son atelier namurois Tailleur de pâtes, Guillaume Gersdorff perpétue ces gestes ancestraux. Pas de laminoir ici : uniquement de la pâte étalée au matarello, pour un résultat inimitable. « C’est une pâte très aérienne. On incorpore beaucoup d’air avec la fourchette. Quand on coupe, il faut qu’il y ait des bulles d’air dans la pâte. Même très fine, elle est transparente mais remplie de légèreté. »
Et cette légèreté a un impact direct sur la digestion. « On a déjà fait goûter nos pâtes à des personnes intolérantes au gluten, même des cœliaques. Une dame est revenue en disant « C’est incroyable, je n’ai eu aucune réaction ! » Un atout de plus dans son combat contre l’industrialisation. « Tout devient trop industriel. Le but, c’est de faire perdurer quelque chose. Les gens sont prêts à payer moins cher pour moins bon. Il faut leur expliquer pourquoi c’est important de revenir à l’artisanat. »
Une farine d’exception venue d’Italie
Cet artisanat ne serait rien sans des matières premières de qualité. Pour ses pâtes, Guillaume fait venir une farine spéciale entre Modène et Bologne, une farine sélectionnée pour sa pureté et sa constance. « J’ai essayé avec des farines belges. Mais on n’a jamais trouvé une farine qui fonctionne comme celle qu’on utilise en Italie. Parfois, la pâte noircit ou verdit au frigo. Avec celle d’Italie, elle reste parfaite. C’est la Rolls-Royce de la farine à pâtes. »
La farine qu’il utilise est aussi celle d’Evan Funke, autre sfoglino réputé formé par Spisni, aujourd’hui chef star à Los Angeles. Une communauté discrète, mais redoutablement exigeante, qui prône un retour aux fondamentaux.
Transmettre : un engagement profond
Si Guillaume façonne les pâtes avec passion, il façonne aussi les hommes. Il a déjà formé Cyril, son bras droit, qui donne aujourd’hui les cours amateurs dans l’atelier. « Je l’ai formé tous les jours pendant quatre mois. Il sait faire des pâtes comme moi maintenant. Je n’ai pas encore d’enfants, alors je transmets autrement. »
Et il ne compte pas s’arrêter là. « J’ai contacté Horeca Formation pour proposer des cours aux professionnels. C’est important de transmettre, de ne pas laisser ce savoir-faire se perdre. » Une idée qu’il caresse aussi pour un avenir proche : ouvrir une boutique de pâtes fraîches. « Mais il faut une clientèle prête à payer pour de la qualité. En Italie, les tagliatelles, c’est 18 euros le kilo. Les tortellinis, jusqu’à 40 euros. Ici, à Namur, ce n’est pas toujours évident. Mais j’y crois. »
Un artisan de demain dans la Rue de Demain
Le nom de son établissement ne doit rien au hasard. ‘La rue de Demain’ incarne un rêve : celui d’une gastronomie plus humaine, plus lente, plus juste. A la carte de ce ‘fast food gastronomique’, on retrouve des boulettes sauce tomate, du vol-au-vent mais aussi des rolls au pastrami et des recettes issues de grand-mères bolonaises. Si Guillaume enseigne aujourd’hui des gestes oubliés, défend une vision du métier faite de rigueur, il aime y mêler avant tout le plaisir et la gourmandise. « Le plus beau compliment qu’on peut nous faire ? Ce n’est pas nécessairement de dire que “c’est bon”, c’est quand les Italiens nous disent qu’ils se sentent chez leur grand-mère. »
En ces temps d’uniformisation culinaire, ce tailleur de pâtes taille dans le vif de la tradition pour redonner de l’âme à l’assiette. Une leçon pour l’Horeca tout entier.
[ Muriel Lombaerts – photos : © Tailleur de pâtes ]