Une région, un atelier et surtout des centaines de limousines
Nous sommes au début du mois d’avril lorsque, par un petit matin glacial, nous nous dirigeons, de l’endroit où nous séjournons en Haute Vienne, vers le Plateau de Millevaches. Celui-ci est traversé par la Creuse, à laquelle ce département français doit son nom. Notre destination finale est Mainsat, la ferme où les entrepreneurs anversois Eric Electeur et Peter Van Hulle, notre guide aujourd’hui, élèvent des limousines pour leurs ateliers de boucherie et leurs restaurants. D’avril à novembre, les vaches gambadent dans les vastes prairies qui caractérisent le paysage creusois, ce qui donne à la viande sa saveur unique. Rencontre avec ces dames et leur progéniture.
Notre première halte est la ferme qui fournit en céréales et en maïs les trois fermes d’élevage. Ici, en plus des pâturages, le paysage forme une mosaïque de grandes étendues de terres agricoles. Il fait froid mais le ciel est ouvert et le soleil brille de tous ses feux, c’est l’heure de la promenade matinale. Il a beaucoup plu ces derniers jours et les chemins sont très boueux.
Peter Van Hulle : « La boue signifie que le sous-sol est humide et que les réserves d’eau recommencent à se remplir. Durant l’été 2021, les nombreuses sources (les ‘vaches’, millevaches signifie d’ailleurs 1000 sources) ne donnaient plus que de fins filets d’eau, de sorte que nous devions très exceptionnellement puiser de l’eau dans les réservoirs de la commune. L’année dernière a été une belle année avec une alternance de pluie et de soleil, idéale pour les cultures, les prairies et les animaux. »
Autour de l’ancien complexe agricole s’étendent 150 ha de terres joliment divisées par des haies en parcelles plus petites.
Peter : « Les haies de hêtres et de mûres sont des paysages protégés. Nous les entretenons en les taillant, mais nous n’avons pas le droit de nous en débarrasser. Elles donnent au paysage son aspect spécifique et retiennent le sol. Comme une vache peut passer à travers, nous avons installé des fils électriques à l’intérieur – à peine perceptibles.
« Ici, nous cultivons les céréales et le maïs pour toutes nos autres exploitations. Plus vous vous enfoncez dans la Creuse, moins il y de terre agricole et plus il y de pâturages. Pour la fertilisation, nous amenons ici tout le fumier et, à partir d’avril, des troupeaux d’animaux âgés d’un an viennent ici pour une fertilisation naturelle. »
Comment deux restaurateurs anversois ont-ils atterri ici, dans le centre verdoyant de la France et comment ont-ils commencé l’élevage de leurs propres vaches ?
Peter : « Le chef Bert Zaman qui officiait dans nos restaurants LUX et MON était à la recherche de viande de qualité. Vous pouvez acheter de la viande provenant de bonnes races, mais cela ne signifie pas qu’elles ont été bien nourries. Lorsque vous vous occupez vous-même de l’élevage, vous déterminez l’alimentation et le mode d’élevage afin d’améliorer ainsi le produit final. La viande est importante, l’être humain est et restera toujours un carnivore. Moins de viande, mais de la meilleure qualité et au bon prix, n’est possible que si l’agriculteur, le boucher et le chef sont une et même personne. C’est ainsi que nous avons commencé petit à petit l’élevage, pour nos chefs d’abord et ensuite pour nos ateliers de boucherie à Anvers.
« Par le passé, nous avions sur quelques pâturages de la Campine, un petit troupeau de vaches du Limousin, une race française robuste à croissance lente qui met bas de manière naturelle et peut se débrouiller toute seule, à condition d’avoir suffisamment d’espace et de nature. Mais les pâturages se sont vite révélés trop petits, car pour les limousines, des centaines d’hectares sont très rapidement nécessaires. Comptez 1 ha de pâturage pour deux vaches. Impossible donc de trouver cela en Belgique. Nous nous sommes donc rendus au pays des limousines et dans le village de Mainsat, entre Clermont-Ferrand et Limoges, au pied du plateau de Millevaches, nous avons trouvé une ferme entourée de centaines d’hectares de prairies, de bois et de nature, traversés par des centaines de sources. De l’espace à revendre ! En 2017, nous y avons installé nos troupeaux. »
Cette ferme est notre prochaine étape. Nous suivons Peter et sommes émerveillés par l’immense paysage de forêts, de prairies, de fermes, de petits villages et de centaines de petits ruisseaux qui s’écoulent des collines vers les nombreuses vallées. Des femelles qui viennent de mettre bas, imposantes et belles, séjournent dans des étables spacieuses et ouvertes. Juste derrière elles, leurs veaux batifolent dans la paille fraîche. C’est dans cette ferme que vit Benny Somnel, le responsable de toutes les fermes du groupe. Ce natif de Kaprijken, agriculteur en France depuis 18 ans, n’a pas hésité lorsque Peter et Eric lui ont proposé de devenir le chef d’exploitation des fermes de Millevaches. S’il raconte l’histoire des vaches en néerlandais, c’est en français qu’il s’adresse à elles.
Benny : « Dès le mois d’avril, les troupeaux sortent les uns après les autres dans les pâturages. Des vaches, des veaux et un taureau pour 30 vaches pour l’accouplement naturel. Nous inscrivons le moment où le taureau rejoint la vache et celui où il la quitte. Après une échographie, nous savons si les vaches sont pleines et quand elles mettront bas. Les vaches, comme les humains, ont une période de gestation de 9 mois. Dès que nous sommes sûrs, nous allons vérifier plusieurs fois par jour. (rires) Je m’en aperçois rapidement. Comme elles mettent bas à l’extérieur, il faut parfois un certain temps pour trouver le veau, qui se cache instinctivement dans les hautes herbes. Il ne reste pas près de sa mère, mais elle sait où il est, et continue de brouter tranquillement. Nous la suivons jusqu’à l’endroit qu’elle observe régulièrement et c’est là que nous trouvons le veau. Et oui, nous avons plus de naissances pendant la pleine lune et la nuit. »
Bien que nous soyons au début du mois d’avril, le mercure est descendu en dessous de zéro la nuit dernière, si bien que les jeunes mères sont encore à l’intérieur des étables ouvertes. Comme ces vaches ne sont pas habituées aux gens, à l’exception de Benny et de son personnel, elles réagissent de façon craintive face à l’homme étrange avec ce drôle d’objet devant lui. Benny les rassure et, avec le chat de la ferme qui miaule doucement, brise la glace entre le photographe et ces dames.
Benny : « De novembre à avril, les troupeaux restent à l’intérieur. Les prairies sont trop humides en cette période et le piétinement des animaux endommage trop les sols. Tous les animaux restent dehors jusque fin novembre et se nourrissent naturellement d’herbes et de plantes aromatiques.
« Tant que les mères sont à l’intérieur, nous les enfermons pendant une heure chaque jour, afin qu’elles puissent se soustraire à la gentille sauvagerie des veaux et bénéficier d’un supplément de nourriture. Les veaux galopent parfois à travers l’étable, mais c’est une chose très positive ! Lorsqu’ils ont besoin de se reposer, ils peuvent se retirer dans un espace prévu à l’arrière de l’étable. Ils sont les seuls à pouvoir y aller. (rires) Vous arrivez juste trop tard pour l’accouchement le plus récent. »
Dans un box d’accouchement séparé on aperçoit une mère très alerte avec son fils à peine âgé de trois heures qui cherche constamment le pis de sa mère, à la grande satisfaction de Benny.
Benny : « Durant les 6 premières heures, les veaux doivent boire le colostrum pour obtenir suffisamment d’anticorps. Dans la journée, chaque veau reçoit un numéro d’oreille. Jusqu’à 8 mois, c’est un veau de lait, 8 mois et 1 jour, ce n’est plus un veau de lait ! Tout cela est strictement contrôlé, chaque animal est enregistré à la naissance et peut être retracé jusque sur l’assiette. »
Peter : « Les limousines sont des vaches un peu primitives. Comme elles parcourent des kilomètres dans les prairies, elles ne sont pas très lourdes, 370 à 450 kg. Pour être rentable, il faut avoir un grand troupeau. Nous avons donc 700 animaux en permanence ici, trois générations de vaches. Les vaches mères vivent 5 ou 6 ans et ont 2 ou 3 veaux. Toute la viande de veau provient des jeunes taureaux, les vaches restent. Les cornes sont enlevées pour notre sécurité et la leur : elles ne sont pas toujours sympathiques les unes envers les autres. »
« Pour nous, ce n’est pas le poids qui compte, mais le goût. Pour l’agriculteur moyen, ce n’est malheureusement pas le bon modèle de rentabilité, il veut avant tout du poids parce que cela rapporte de l’argent. Nous abattons à l’abattoir local pour éviter le stress. Les quartiers de viande sont acheminés vers la Belgique par un transporteur néerlandais qui se rend en Espagne et passe par ici au retour. Notre empreinte carbone est donc minimale. »
Parmi les dames qui profitent de leur repas supplémentaire, il se distingue immédiatement : Opinel, le père de tous les veaux qui sautillent dans l’étable. Pourrait-il prendre la pose ? Son regard en dit long, mais Benny arrive à le faire regarder dans l’objectif. Et non, il n’est pas gêné par la chaîne, elle est juste très pratique pour maîtriser ce taureau de 800 kg.
Peter : « Nous changeons nos taureaux tous les trois ans. Ensuite, ils partent comme reproducteurs avec pedigree, ils sont très recherchés. »
Le chat est resté sagement à l’écart d’Opinel, mais il nous suit lorsque nous nous dirigeons vers l’étable et le pâturage en face. Benny nous indique un tas de paille tout au fond dans lequel un veau est bien caché. La mère le surveille d’un œil à la fois insouciant et attentif. À côté de l’étable, un ruisseau descend la pente en gargouillant.
Benny : « Plusieurs sources coulent derrière les étables. Nous venons d’obtenir un permis pour recueillir l’eau ici dans un réservoir avant qu’elle ne s’écoule dans la petite rivière en contrebas. Nous sommes autorisés à le faire parce qu’il y a des sources sur nos terres. La police de l’eau effectue des contrôles très stricts. C’est une eau parfaitement potable et fraîche, sans fer, qui coule en permanence, ce qui est important pour les vaches. »
Nous laissons le chat et les vaches derrière nous et nous nous disons qu’il est vrai que lorsque les animaux sont traités avec respect, cela se goûte à la viande.
De retour au pays, nous voulons savoir comment la viande est ensuite transformée et pourquoi, en 2015, le chef Bert Zaman de Millevaches a proposé à Peter Van Hulle et Eric Electeur d’élever leurs propres limousines.
Bert Zaman : « La viande des limousines est d’une qualité supérieure, légèrement marbrée de graisse qui fond lors de la cuisson. Il s’agit d’une race à croissance lente dont les veaux grandissent avec leur mère en toute liberté dans de vastes prairies, en se nourrissant naturellement d’herbe et de plantes aromatiques. Si en plus, cela peut se faire dans le propre biotope de l’animal, vous obtenez un produit d’une qualité exceptionnelle. Cela parait une évidence, mais il est vrai qu’un animal est ce qu’il mange et où il vit. Le goût de la viande peut même varier selon la saison, tout comme pour le lait et le fromage. »
« Je leur ai proposé de reprendre l’ensemble du processus en gestion propre et ils ont accepté, car pour eux aussi, la qualité est primordiale. Si les animaux bénéficient ensuite d’une bonne vie et que nous pouvons en plus déterminer nous-mêmes l’alimentation, nous écrivons une belle histoire. »
« Les animaux sont abattus dans l’abattoir local, un choix délibéré afin de leur procurer le moins de stress possible. Les carcasses arrivent dans nos boucheries par transport réfrigéré où nos bouchers les découpent selon les désidératas des restaurants et des magasins. Nous utilisons l’entièreté de l’animal, c’est une question de respect, et travaillons la viande dans diverses préparations. Il peut s’agir d’hamburgers, de saucisses, de charcuteries… mais aussi de plats cuisinés. »
« Je trouve passionnant et très stimulant d’imaginer de nouvelles applications et recettes. L’important est de préserver la saveur unique de la viande. Il existe des préparations traditionnelles – anversoises – telles que le filet d’Anvers et la salade de bouilli, mais nous élaborons également notre propre pastrami, pull beef et proposons quelques hamburgers de bœuf spécifiques. »
« Entre-temps, ma ‘limousine noire’ est déjà bien connue et très demandée. Il s’agit d’un morceau de faux-filet qui est mariné dans deux mélanges d’épices différents, séché et enrobé d’une croûte d’herbes noires, après quoi il est affiné. L’ensemble de la préparation prend plus de deux semaines. Tranché finement, c’est une excellente tapa, une entrée ou une garniture de sandwich très savoureuse. Pour l’instant, on ne la trouve que dans nos restaurants et magasins anversois. »
« Il y a bien sûr aussi les entrecôtes, le faux-filet, les six-côtes, le contrefilet, le rosbeef, et j’en passe. Pour moi, le dry aged n’est pas toujours nécessaire, même s’il est vrai que c’est un retour au goût authentique. Autrefois, on laissait d’ailleurs pendre une carcasse pendant 3 semaines avant de la découper, mais cela ne se fait plus et à cet égard, l’armoire de maturation est une merveille. Personnellement, je préfère une viande affinée pendant 3 à 4 semaines. Trois semaines pour le barbecue et quatre semaines pour la cuisine ordinaire. »
« Ma préférence va vers une viande grillée avec un peu de fleur de sel et… moins on la fait cuire, plus elle garde de saveur et c’est quand même le plus important. »
(Tine Bral)
photos : © Marc-Pieter Devos