Voilà un comportement qui énerve de plus en plus chefs et personnel de salle. L’assiette, à peine déposée sur la table, que le client, avec son smartphone, photographie le plat. Ce que l’on appelle la ‘foodographie’ est devenu un rituel très envahissant. Trop ? Nous avons posé la question à quelques chefs et sommeliers.

Le phénomène est mondial. Photographier, souvent tous les plats d’un menu, et ensuite envoyer les photos sur les réseaux sociaux, est devenu quasi une norme pour les ‘foodies’. Des sites sont même spécialisés dans ce type de photos comme ‘Instamiam’ et ‘Foodporn’. Ce dernier dispose même de 67 millions d’images… Une démarche qui peut poser plusieurs questions. Il existe aussi un site ‘Food Reporter’ créé en 2011 par quelques amis qui s’échangeaient photos et commentaires. Maintenant, il compte plus de 100.000 utilisateurs et plus de 50.000 restaurants.

La présentation du plat n’est souvent pas écoutée : priorité aux photos

Des photos souvent de piètre qualité qui sont envoyées souvent directement aux amis peut donner une image négative. On tweete, on like, on commente… Résultat, le plat ne sera sans doute plus très chaud… Voilà un premier problème qui agace les restaurateurs. Parfois même, on monte sur la chaise pour avoir un bon recul ou on utilise un flash (qui peut agacer les tables voisines) ou encore un trépied flexible que l’on dépose sur la table. La présentation du plat par le service en salle n’est souvent pas écouté : priorité aux photos. Certains verront une publicité gratuite sur les réseaux sociaux et donc peut-être un accélérateur de visibilité. Outre aussi le fait que l’originalité de la présentation sur assiette ne fera plus surprise pour d’éventuels futurs clients. Quant à la propriété intellectuelle du plat, celle-ci n’est pas reconnue en tant que ‘droit d’auteur’. Paul Bocuse, en son temps, souhaitait protéger les créations des chefs. « Un plat ne peut être protégé par le droit d’auteur que lorsqu’il porte en lui, par son apparence et par sa mise en scène, l’originalité d’un chef, ce qui est extrêmement rare », prévient Jean-Marc Felzenszwalbe, avocat au Barreau de Paris. Le phénomène touche absolument tous les restaurants : du trois étoiles à la pizzeria. A propos de pizza, ce serait le produit le plus photographié en catégorie ‘food’ sur Instagram devançant les sushi et les pâtes.

Exhibitionnisme culinaire, obsession pathologique

Un chef du nord de la France, étoilé, dérangé par ces photos, a même ajouté sur sa carte, un appareil photo barré. Une démarche rare mais qui veut créer une interrogation. Une interdiction pour faire réfléchir. A New-York, de plus en plus de restaurants interdisent de photographier les plats. A Los Angeles, un chef propose une réduction de 5% sur l’addition si le client laisse sont appareil numérique au vestiaire. Le restaurant d’un producteur de vin en Israël a, par contre, imaginé des assiettes pensées pour les amateurs de photos. Un photographe culinaire donne même des conseils pour mettre les créations des clients en valeur dont une assiette qui tourne à 360°.

Une idée mise en œuvre par certains chefs : dès que le plat est prêt, inviter le client à venir le photographier par exemple sur le marbre, dans la cuisine.

Envoyer des photos de plats aux connaissances relèverait même d’un ‘exhibitionnisme culinaire’. Une étude américaine tend à prouver que photographier un plat et le poser sur les réseaux sociaux, le rendrait plus savoureux, que le client en profiterait davantage. Pour une psychiatre, cela relève d’un trouble alimentaire et d’une obsession pathologique… Comme pour les touristes japonais qui visitent l’Europe en quelques jours et qui découvrent vraiment à leur retour les pays visités grâce aux photos prises, le repas n’a pas commencé que c’est déjà un souvenir qui peut rassurer.

Restaurateurs, chefs et sommeliers : Qu’en pensent-ils ?

Yannick Dehandschutter (‘Sir Kwinten’ à Lennik, 1*)
Ce sommelier a reçu le Prix ‘Ruffus’, de meilleur sommelier décerné par le Guide Michelin.« Avec le succès des réseaux sociaux, ce n’est plus possible d’arrêter, voire d’interdire, le phénomène des photos prises des assiettes dans les restaurants. Il faut vivre avec ça. Finalement, ce n’est pas vraiment un problème sinon celui que la surprise, la découverte de l’assiette, est déjà connue des futurs clients ayant reçu les photos d’amis qui sont venus. Par contre, le problème réside dans leur qualité, souvent mauvaise. Mais cela nous donne beaucoup de visibilité. C’est une promotion pour nous. Le smartphone domine nos vies. C’est un constat. Et je reconnais qu’il m’arrive, comme client, d’en faire aussi ».

Andy De Brouwer (‘Les Eleveurs’, Halle)
« Je les appelle les ‘prieurs du smartphone’. Avant, on faisait une prière avant de manger, maintenant, c’est une photo. C’est un phénomène difficile à éviter. Cela fait partie désormais de la visite au restaurant. Si je vois, quand il me la montre, qu’une photo est de mauvaise qualité, j’ose intervenir et je me permets d’en faire une avec leur smartphone. Elle est souvent meilleure… Car le comble, c’est que moi aussi, au restaurant, je prends des photos. Maintenant, cela peut être de la pub mais aussi, si la photo est de mauvaise qualité, de l’anti-pub. De plus, ces photos ­envoyées aux amis ou sur les réseaux sociaux, pénalisent l’effet de surprise, de découverte de l’assiette et de sa création visuelle ».

Marc Leveau (‘Le Pilori’ à Ecaussinnes, 1*)
« Chez nous, il y a peu de tensions au moment de servir les assiettes. Notre cuisine n’est pas spécialement très photogénique. Mais au-delà des photos, il est souvent pénible de servir à table alors qu’une personne téléphone et une autre se trouve dehors en train de fumer… ».

Stéphane Dardenne (‘Les Caves d’Alex’ à Bruxelles)
Après avoir œuvré dans deux restaurants bi-étoilés (‘La Table de Maxime’ à Our-Paliseul et ‘L’Air du Temps’ à Liernu), le meilleur sommelier de Belgique (concours officiel, celui de la Guilde des Sommeliers de Belgique) travaille désormais dans ce restaurant d’Ixelles.

« Depuis quelques années, ce phénomène a pris beaucoup d’ampleur. De plus en plus de chefs souhaitent à présent présenter des assiettes ‘instagrammables’. Est-ce simplement une mode qui va s’essouffler ? Certains restaurants ont interdit de prendre des photos. Ce fut le cas du ‘Hertog Jan’ en Flandres. Un trois étoiles en Allemagne autorise les smartphones à table mais pas les appareils photo. Nous vivons une ère dictée par les smartphones. C’est une véritable addiction. Envoyer des photos d’assiettes créées par des chefs de restaurants étoilés relève de biens positionnels, un gage de réussite dans la vie. Aux ‘« Caves d’Alex’, nous ne sommes pas opposés. Finalement, nous ne sommes pas directement impactés ».

A regarder, un clin d’œil humoristique sur les foodies ‘foodographes’ : « food pic war » (Wong Fu Productions). Très drôle !

(Patrick Fiévez)