Depuis un voyage au Japon en 2017, mon amour pour le saké ne m’a jamais quittée. Cette boisson ancestrale, emblème d’une culture où tradition et modernité extrêmes cohabitent avec une élégance fascinante, est bien plus qu’un simple alcool. Elle invite à plonger dans un monde de subtilités aromatiques. À Bruxelles, où je vis, mes deux repaires pour découvrir ce nectar sont Titulus et Cave Coop. Chaque dégustation me ­ramène un peu à cet archipel qui m’a tant marquée.

Pourtant, en Europe, le saké reste souvent méconnu et chargé d’idées reçues. Dans l’imaginaire collectif, il évoque ce petit verre d’alcool fort et brut, parfois à l’étiquette illustrée de clichés exotiques. Mais le saké est tout autre : raffiné, complexe et délicat, il est le fruit d’un savoir-faire millénaire, respectueux des ingrédients et de la nature.

Une boisson enracinée dans l’histoire

La naissance du saké remonterait au IIIᵉ siècle, lorsque la riziculture s’est développée au Japon. À l’origine, sa fabrication relevait du sacré : on dit que des prêtresses mâchaient le riz, utilisant les enzymes de leur salive pour amorcer la fermentation. Ce breuvage était alors réservé aux rituels, notamment funéraires. Au fil des siècles, la production s’est modernisée. Dès le XIIᵉ siècle, les sanctuaires ont commencé à utiliser des cuves pour mélanger riz et eau, posant les bases des techniques actuelles. Mais qu’est-ce qu’un saké vivant aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, j’ai rencontré Vivien, cofondateur de Titulus, Saké Sommelier et formateur, qui a consacré plus d’une décennie à partager sa passion pour cette boisson unique.

Les bases du saké : minimalisme et subtilité

« Le saké, c’est quatre ingrédients : du riz, de l’eau, des levures et le koji – ce champignon magique qui transforme l’amidon en sucre », explique Vivien. Contrairement aux spiritueux, le saké n’est ni distillé ni fortifié, mais exclusivement fermenté. Cela donne un alcool doux, léger et très digeste, loin de l’image d’un alcool fort. « C’est un produit sain et naturel par essence », poursuit-il.

Il existe cependant des différences majeures entre les catégories de saké. En tête des ventes au Japon, le futsūshu, une catégorie standard où des additifs comme le glutamate ou l’alcool de pomme de terre peuvent être ajoutés. À l’inverse, le saké plus pur s’appuie sur les catégories Junmai (« pur riz ») et Aruten (avec une petite quantité d’alcool distillé ajoutée aux cuves de fermentation). Chez Titulus, Vivien a fait un choix clair : « Nous ne travaillons qu’avec des Junmai. »

Le rôle essentiel du toji

Dans la fabrication du saké, le toji, maître·sse brasseur·se, joue un rôle central. Contrairement au vin, où le terroir domine, le saké repose à 80 % sur le savoir-faire du toji, qui supervise chaque étape : polissage du riz, fermentation, choix du type de koji. « La manière dont le toji dirige la fermentation influence directement le profil du saké », précise Vivien.

Le taux de polissage du riz est une autre variable clé. Plus le riz est poli, plus les saveurs sont fines et fruitées. Moins il est poli, plus les arômes sont complexes et terreux. Ainsi, un saké peut aller d’un profil épuré et minéral à une palette riche et champignonneuse.

Saké moderne ou traditionnel

Plutôt que de parler de naturel ou pas, on parle plutôt de catégories plus ou moins pure, de saké moderne et de saké traditionnel. Certains producteurs utilisent des méthodes ancestrales comme le kimoto ou le yamahai, où seuls les micro-organismes naturels de la brasserie participent à la fermentation. Ces approches, plus longues et réservées à une minorité, donnent des sakés riches et atypiques. Cependant, Vivien rappelle que l’ajout de levures ne dénature pas nécessairement le produit. Au Japon, les levures proviennent souvent d’instituts spécialisés qui conservent des souches de levures anciennes, parfois centenaires, permettant de reproduire des styles traditionnels. Ces institutions fournissent aussi des levures modernes adaptées à des besoins spécifiques, comme limiter la mousse lors de la fermentation. « Tout dépend de l’approche du toji et de la vision qu’iel a de son produit », insiste-t-il. Ainsi, le saké naturel n’est pas une question de label mais d’intention et de résultat.

Une démocratisation à l’européenne

Pour Vivien, il s’agit de rendre le saké accessible, montrer qu’il peut se déguster comme un vin ou une bière, et pas uniquement dans un cadre japonais. Des initiatives comme les accords saké-fromage illustrent cette approche. Vivien cite notamment un Junmai chauffé accompagné de comté : « La chaleur du saké fait fondre le fromage en bouche, amplifiant ses arômes lactés. C’est bluffant ! » Ce genre de découverte, selon lui, peut convaincre les plus sceptiques.

Toutefois, cette démocratisation soulève une question d’appropriation culturelle. « Je suis très respectueux des traditions japonaises et des rituels autour du saké : les petits choko, les céramiques, les manières de servir… mises en application dans le restaurant Dim ­Dining à Anvers, par exemple. Mais pour que le saké trouve sa place en Europe, il faut aussi l’adapter à nos modes de vie. Si on impose trop de règles, les gens risquent de ne pas se l’approprier. » Ainsi, Vivien prône une approche équilibrée, respectant les traditions tout en permettant une liberté d’usage. « Le saké peut se boire à l’européenne, comme un vin, avec nos repas, dans un verre à vin si on le souhaite. Ce n’est pas un alcool exclusivement destiné à accompagner des ramen ! »

Le saké, un exhausteur de goûts

Enfin, le saké possède une qualité rare : il sublime les saveurs grâce à l’umami, cette cinquième saveur unique qui fait saliver. Contrairement au vin ou à la bière qui accompagnent les plats, le saké agit comme un révélateur, mettant en lumière les nuances les plus subtiles des mets. Un atout que les chefs et sommeliers belges commencent à exploiter.

Une boisson en pleine ascension

En Belgique, la popularité du saké ne cesse de croître. « Au début, nous vendions une bouteille tous les deux mois. Aujourd’hui, c’est plusieurs par jour », se réjouit Vivien. Cette tendance s’explique par un public de plus en plus curieux et par des professionnels qui innovent avec des accords audacieux. En somme, le saké, avec sa richesse aromatique et son histoire fascinante, a tous les atouts pour s’ancrer durablement dans le paysage gastronomique occidental. Il ne tient qu’à nous de dépasser les clichés et de lui offrir la place qu’il mérite à nos tables.

Mes coups de cœur

Chez Titulus : la brasserie Mukai Shuzō, dans la préfecture de Kyoto, en bord de mer, fondée par une des premières femmes Toji, aujourd’hui reprise par sa fille. Parmi leurs créations : l’Inemankai, élaboré à base de riz rouge, et le Natsu no Moïdé, conçu avec une levure centenaire.

Chau. de Wavre 167A, 1050 Ixelles.

Chez Cave Coop : le Yuki Otoko – “Yeti” Junmai Sake, servi par ­Tomoé, une sommelière japonaise installée à Bruxelles qui organise aussi des ateliers de dégustation saké & vin naturel (recommandé!). Elle m’explique que le petit personnage sur l’étiquette représente Yuki Otoko, le ‘bigfoot’ ou ‘yéti’ japonais, qui, selon les légendes de Niigata, aide parfois les voyageurs égarés en les guidant sur les sentiers de montagne contre un onigiri.

Rue Lesbroussart 21, 1050 Ixelles.
Rue de Tamines 35, 1060 Saint-Gilles (nouveau lieu!)

Tips pro :

  • A servir par 4 ou 6 centilitres max.
  • Une bouteille de saké ouverte peut être conservée au frigo pendant un mois, sans perte significative de qualité, grâce à sa faible sensibilité à l’oxydation.

[ Laura Krsmanovic ]